J
e ne suis pas un soldat. Je ne maîtrise que les mots.
Depuis l'enfance, je suis cet individu qui raconte.
Depuis toujours, c'est vous qui décidez si vous voulez m'écouter ou non.
« Relève toi ! »
Injonction sévère, moqueuse, de l'homme en armure qui s'écarta d'un pas en arrière, comme pour contempler, avec satisfaction, de son travail effectué. Lentement, ignorant cette douleur qui élançait mon corps, faisait courir un frisson de rage sur ma peau, j'appuyais sur le sol avec mes paumes abîmées pour forcer mes jambes à me porter, et me relevais lentement. L'homme souriait, et derrière mes verres brisés, son visage m'apparaissait comme le masque tragique de la connerie de ces militaires nés pour se battre. Mes yeux se fixèrent dans les siens, y plongeant, pour y noyer le ressentiment que j'avais à son égard. Son sourire, brusquement, coula, et avec un grognement de rage, dans une torsion du bassin, il vint exploser son poing ganté contre ma mâchoire. Craquement au niveau de mes maximillaires, et je titubais, renversé par un second coup de poing m'atteignant dans le plexus. Le sol, une seconde fois, se fit ma couche.
« Alors, le baratineur ! On ne la joue plus tellement malin, là, hein ? Vas-y ? Vas-y, ose répéter tes petits blablatages ? Ose continuer à prétendre que ce que tu dis est vrai ? »
Les éclats de verre avaient découpés le rebord de mes paupières, faisant ciseler devant mes yeux un achèvement rouge de ma perception pour cet homme. Dans un revers du poignet, je chassais mes lunettes, cherchant à ôter de ma chair les morceaux de verre qui s'y incrustaient. Le soldat, comme un chiot excité, s'énervait à me regarder ainsi subir ses coups. Animal émoustillé par sa propre violence, il se mit à rire.
« T'es pas beau à voir, avec cette gueule là. Tu crois vraiment que ça valait la peine ? Si tu te l'étais juste fermé, peut-être que t'aurais eu moins mal ? »
Je ne répondais pas. Appuyais ma paume sur le sol. Encore. Me relever. Encore. Lever les yeux. Encore. Et encore une fois, plonger mes yeux dans les siens. Encore une fois, voir son sourire disparaître, pour se transformer en cette mimique de rage. Je l'observais tordre ses lèvres en ce cri guttural qu'il m'assénait, vrillant mes tympans dans cette désagréable impression d'écouter un animal épais gronder.
« Hiktor ! »
Le cri à stoppé le soldat, qui se retourne. Un autre soldat telmarin, le casque orné de plumes, descend la grève, se dirigeant au pas de course vers nous. Le dénommé Hiktor me jette un regard plein de mépris et fait mine de s'éloigner de moi, mais son supérieur arrive à notre hauteur, et le retient par le bras, pour le placer devant moi. Il me toise, je ne dis rien.
« Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi le frappais-tu ? »
« Il racontait des conneries. J'ai eu dans l'idée de lui en passer l'envie. »
« Il disait quoi qui nécessite que tu t'humilies ainsi, pauvre imbécile ? »
Hiktor a cette grimace de rage, et il me fusille des yeux, d'un air accusateur.
« Il raconte que Miraz devra bientôt faire place aux Rois et Reine d'antan. Il raconte que les Rois de Narnia reviendront un jour, et que Miraz et sa descendance devront rendre ce que de droit ! »
Il a craché ce dernier mot, un sourire satisfait apparaissant au vu de l'air outré qui se peint sur le visage de son supérieur. L'homme, qui quelque secondes auparavant, retenait son bras, plonge maintenant ses yeux sur moi, avec un mépris et un dégoût qui relève d'un niveau considérable. J'affronte son regard, le sang coulant sur ma joue, ciselant la forme d'une pommette que j'ai soulevé en un sourire tendre.
« … Pauvre fou, murmure enfin le supérieur. Tu crois encore à ces histoires pour enfant. Grandis un peu. Miraz est le seigneur de ces terres, il est le roi. Considérer le contraire, c'est une hérésie. Considérer que les Rois et les Reines reviendront, c'est de la lâcheté. C'est prouver que tu es incapable d'affronter la réalité. Tu es Narnien, n'est-ce pas ? Un de ces narniens qui vivent pourtant encore avec nous, les Telmarins. Tu es lâche, mon pauvre. Tellement lâche. Un Narnien qui vit sous la gouverne de notre peuple n'est pas digne de raconter les histoires de vos légendes. Oublie un peu tes contes, mon pauvre ami, car tu n'es rien qu'un de ces rejetons du passé. Tu n'existes même plus vraiment. Viens, Hiktor. Laisse le, nous avons à faire maintenant. Il ne mérite pas qu'on s'attarde plus sur son cas. »
« C'est vrai. »
J'ai murmuré. L'homme se stoppe dans son mouvement, et vient déposer sur moi un regard froid, qui juge. Je souris, de cette tendresse dont sont parés les mots qui effleurent mon esprit, et caressent mes lèvres.
« Je n'existe même plus vraiment. Je n'existe pas. Je ne suis qu'un morceau de chair soumis au temps. Mais. »
Je tends la main. Mouvement lent, mouvement qui effleure, et je viens dessiner la courbe de la mâchoire du soldat, sous laquelle se dessine sa carotide de cuir, celle qui maintient son casque à plumes. Mon sourire s'agrandit, devient plus dévorant.
« Mais là n'est pas la question. Moi, j'importe peu. Ce qui compte vraiment, c'est ce que je vais dire, et ces histoires qui peuvent vivre tant qu'il y aura quelqu'un pour les écouter, pour les recevoir, les écouter. Ces histoires, ce ne sont pas de contes, ce ne sont pas des légendes. Ce sont des assemblages de mots qui tissent entre elles les lignes d'une trame qui se nomme Histoire. Une Histoire passée, une Histoire qui arrive ; il n'y pas besoin que vous compreniez la logique, pour le moment. Ce qu'il faut savoir, ce sont simplement ces choses qui vont arriver. Peu importe dans quel ordre vous écoutez mes mots, cela reste cette histoire à entendre. »
« Qu'est-ce que ... »
« Ecoutez moi. Vous devriez vous méfier. Vous n'écoutez pas assez. Vous ne vous reposez que sur ces fables que vous croyez comprendre, que vous croyez entendre, de ces faits et gestes de votre gouvernement, de ces choses que l'on veut vous faire croire. Est-ce que vous n'entendez pas le murmure de la réalité ? Est-ce que vous n'entendez pas la logique des événements ? »
« Tu parles avec beaucoup de paillettes, sans réellement révéler ce qui pourrait être concret, Narnien. Crois-tu nous éblouir avec ces mots que tu alignes les uns à la suite des autres ? Baratineur. Hiktor, suis-moi. »
Ils se détournent. Une seconde fois. Mes doigts effleurent mes yeux, caressent le sang. Mon sourire, plus que jamais s'accentue.
« Vous n'écoutez pas. »
Ils ont commencés à marcher, pour s'éloigner de moi, et rejoindre cette mer par laquelle ils sont venus, avec ce camps militaire, là bas, dans lequel ils vont s'enfoncer, pour se noyer à cette marée de côte de maille, à cette normalité d'une vie qu'on a écrit pour eux.
« Alors que je suis en train de vous raconter comment est-ce que vous aller mourir. »
Ils se figent. Mes yeux se plissent. Rencontrent, de nouveau, leur regard. L'un d'eux à posé la main sur la garde de son épée.
« Qu'as-tu -dis ? Est-ce que tu viens d'oser nous menacer, Narnien ? »
« Je ne menace pas. Je raconte ce qui va se passer. Je raconte ce qui est arrivé. Je raconte des Histoires. Et la vôtre, c'est de périr. Bientôt. Ne me regardez pas de cette manière, je ne suis pas responsable de cette disparition de vos être. Pas plus que je ne suis responsable du soulèvement Narnien. Je ne fais que raconter mes histoires. Mais laissez moi vous raconter la vôtre. »
Et dans le glissement de mes semelles sur le sable de cette plage, c'est moi qui vient à eux. Mes bras se tendent, et envelloppent leurs épaules, puisque complice, je viens me glisser entre eux deux, pour qu'ils se fassent les receveurs intimes de ces mots que je viens leur offrir. Des mots qui glissent, des mots qui effleurent, et qui appartiennt à la réalité de cette Histoire que je raconte. Des mots qui viennent frapper leur cœur, des mots qui écarquillent leur yeux, dilatent leur pupille dans une perception choquée de cette révélation. J'achève mon aveu, dans un soupir. Dans un murmure.
« … ce soir. »
Hiktor frappe mon crâne. Il frappe mon crâne, et je me sens m'écrouler sur le sable, comme tombe un objet. Je me sens perdre conscience, pendant que les mots et les histoires de tout cet instant défilent devant mes yeux que doucement, je referme.
(…)
Froide, malodorante, la cellule se faisait l'unique décor à mes yeux papillonnant, lorsque je repris conscience. Mon crâne, posé contre le mur, représentait cette surface douloureuse qui me faisait voir des minuscules étoiles scintillantes devant mes yeux, et contre laquelle je sentais mes cheveux collés ensemble par le sang. J'ignorais dans quelle prison terlmarine je me retrouvais, mais cela n'avait pour le moment pas d'importance. Relevant les yeux vers l'unique ouverture dans le mur, une minuscule meurtrière, j'observais le ciel encré se teinter de ces éclats lumineux qu'étaient les étoiles en train de se dévoiler. La nuit tombait. Bientôt, les ténèbres recouvriraient complètement cet endroit, et l'Histoire de ce soir aurait lieu. Je fermais les yeux, remontant mes jambes contre ma poitrine. Ils avaient liés mes poignets entre eux, et je savais quel sort ils réservaient aux Narniens trop déplaisant. Un sourire doux courut sur mes lèvres. Ce soir. Ce soir serait une histoire intéressante à raconter, à l'avenir.
Les heures défilèrent. On ne vint pas m'apporter ces repas sales que l'on offraient aux prisonniers. J'entendis les geôliers parler entre eux, me définir sous des termes qui me firent lever les yeux au ciel, avant qu'enfin, ne résonnent derrière moi ces premiers bruits que j'attendais depuis le début de la journée.
Des cliquètements, des murmures étouffés, des bruits minuscules. Et puis, une voix. Une voix, provenant de la meurtrière, sifflée du bout des lèvres, dans un pépiement discret.
« Mon ? »
« Je suis là. »
« On arrive. »
Sifflements aiguës, petits bruits de craquement. Et puis, je relevais les yeux. Dans un déferlement de leurs corps, les souris de l'escouade de Ker descendirent le long du mur, remplissant la cellule, venant se glisser autour de moi avec une ardeur qui me fit sourire.
« Est-ce que tout est en train de se dérouler comme prévu, Jin ? »
« Oui, Mon. Exactement comme tu l'avais dit. Tends nous tes poignets. Que quelqu'un s'occupe de la serrure. »
Les liens furent rongés, et je me relevais lentement. Jin sortit de la besace qu'il portait une paire de lunettes, qu'il me tendit en se levant sur ses pattes antérieures, et je lui souriais avec grattitude, déposant les lunettes sur mon nez. Les souris narniennes, alertes, défirent rapidement les sécurités de la porte de la cellule, et les accompagnant, je me glissais derrière les barreaux, jetant un regard sur les geôliers endormis.
« Il sera bientôt l'heure des combats, Jin. Je ne veux pas être impliqué dans cela, je représenterais un fardeau pour ceux qui vont combattre. »
« Ne t'inquiètes pas, nous allons te sortir de là, c'est prévu. Nous avons encore trois Narniens à délivrer, ainsi que Klofhfyr. »
« N'oubliez pas. »
Je m'abaissais, en me penchant à la hauteur de Jin. Son museau gris s'agita dans une expression perplexe, mais ses yeux noirs étaient rivées dans les miennes, avec une attention particulière.
« N'oubliez pas. Ça n'est que le commencement. Un caillou qu'il faut jeter du haut de la montagne pour provoquer une avalanche. Ce soir, nous vaincrons. Mais il faudra fuir ensuite. Tant que le Roi Peter ne reprend pas les rênes de notre armée, rien ne sera jamais confirmé. Mais ne t'inquiètes pas. Il sera bientôt là. Nous devons simplement l'attendre. »
« Crois-tu que nous perdrons beaucoup des nôtres, ce soir ? »
« Tu as des questions de centaures, Jin. Concentre toi sur ta victoire. »
« Tu sais très bien que si je te pose ces questions, c'est parce que c'est toi qui raconte les Histoires. »
« Je les raconte, oui. Je ne suis pas celui qui définit l'avenir. Je ne dis que ce qu'il a eu lieu, ce qui a lieu, et ce qui aura lieu. Je lis les mots. Je raconte les histoires. Ne compte pas sur moi pour vous décourager en vous disant qui devra mourir ce soir. »
« C'est cruel, Mon. Et égoïste. »
« Courage, Jin. Crois en toi. Crois en Narnia. N'oublie pas. Tout va bientôt changer. »
Mes doigts glissèrent sur le museau gris de Jin, qui sortit son épée dans un garde à vous parfait, et que j'imitais, avec un respect infini devant ce rongeur qui, très bientôt, offrirait sa vie pour la liberté de Narnia. Ce soir, une des toutes premières fois, un soulèvement narnien allait renverser un poste de garnison telmarin. Ce soir, Narnia allait vaincre. Les blessés seraient nombreux, et les morts se compteraient avec plusieurs mains. Ce soir, le couple de renard que l'escouade de Jer avait pour mission de délivrer serait tués par une lance qui les embrocheraient tous les deux, l'un contre l'autre. Ce soir, une dizaine de centaures se déverseraient dans la prison, martelant le sol de leur sabots puissants, et se battraient avec rage et honneur, renversant les soldats défendant cet endroit. Ce soir, Hiktor et son supérieur seraient tués. Hiktor serait écrasés par Glom, le rhinocéros, qui lui foncerait dessus en lui passant sur le corps, et son supérieur serait tué à l'épée par Klofhfyr, un des centaures retenus ici, prisonnier depuis quinze lunes. Ce soir, le sang des Telmarins coulerait.
Et moi, je connaissais l'Histoire. Et je la raconterais.
(…)
Les années passèrent.
Et un rouge-gorge vint hurler la nouvelle.
« Ils sont de retour ! Ils sont de retour ! Les Rois et les Reines sont de retour ! »
Un sourire simple glissa sur mes lèvres. Bien.
L'Histoire venait de changer de chapitre. On tournait les pages, et les mots s'écoulaient, racontant des phrases qui ne s'effaçaient pas. Le temps était en marche.
(…)
Les mains dans les poches, remontant le ruisseau qui traversait la forêt, je marchais lentement. Sans me presser, sans suivre d'itinéraire particulier, me laissant porter par le cap déviant de l'eau qui coulait, je marchais en silence, écoutant les bruits de la forêt, laissant mes pensées s'égarer, s'égrener, sans jamais se fixer sur quelque chose de particulier. Nolan Dwegaz revenait pourtant souvent dans ma tête. Cet homme était dangereux, et le soulèvement de son armée représentait une menace. Quelles histoires pourrais-je raconter un jour à son propos ? Des histoires … Un soupir glissa entre mes lèvres, et soudain, il me sembla que la forêt fut moins lumineuse, que les bruits s'estompèrent pour laisser place à un silence long, froid, éteint.
Je cessais de marcher.
Les Histoires n'étaient pas toujours heureuses.
Je relevais le visage vers le ciel. Au delà des branches, tout là haut, le ciel était aussi bleu qu'il y avait quelques minutes, et la forêt était identique à ce qu'elle était. Un sourire malheureux courut sur mes lèvres. Certes. Les histoires n'étaient pas toujours heureuses. Mais l'on pouvait faire en sorte de les lire pour les comprendre, et d'imaginer ce qu'il se passait après la fin, si jamais celle-ci était vraiment trop intolérable. Il y avait toujours moyen de réécrire l'Histoire. Et puis.
Mes yeux glissèrent sur la droite.
Il était là.
Souriant de ses lèvres félines.
Couronné par un soleil qui perçait les feuilles pour venir éclairer sa gigantesque crinière dorée.
Il était là, et ses yeux me murmuraient cette Histoire qui ne se termine pas. Il souriait.
Et puis, il se leva, et dans le calme tranquille de sa marche royale, il s'éloigna, disparaissant entre les arbres.
Je laissais mes larmes inonder mes yeux.
Il y a des Histoires que je ne voulais jamais oublier.
Je me remis en marche, continuant à descendre en suivant le cours d'eau.
L'Histoire était en marche.